On a joué ce week-end[1].
On s’est entassés dans une Dacia Logan break de quinze ans d’âge comme si on avait quinze ans de moins, sauf que, dès la première pente du Livradois, le moteur du bolide petouille, crache du noir, geint. Arrêt sous la pluie pour refroidir, redépart, bruit et tension jusqu’à Dijon, un premier concert en appartement, soixante personnes, succès : il y a l’écoute, les conversations, les blagues détendues, les disques vendus, le chapeau rempli.
Il n’y a plus qu’à dormir avant de repartir – on divise l’équipe pour alléger le véhicule, deux prendront le train, nous serons deux restants à nous relayer au volant.
J’ai une chambre pour moi seul, c’est rare et bon, et un lit confortable.
Et une insomnie. La deuxième en trois jours, une insomnie mal élevée qui m’étreint quand je voudrais être frais, disponible dans un futur qui n’est pas encore – et plus je le souhaite, moins je dors – jusqu’à peu à peu ne plus souhaiter – d’abord des instants épars, puis un subit « bien, c’est ainsi » qui voudrait durer – puis plus rien, car le « bien, c’est ainsi » est encore un supplément à ce qui se passe.
Elle apparaît à l’envers du réel, où les rêves deviennent faux d’être éveillés – je m’en rends compte, petit à petit.
Il y a une raison lourde à cette insomnie, et une infinité d’autres, enchaînement de causes et de conséquences, trop nombreuses pour toutes les voir, trop nombreuses pour toutes les pourchasser de ma colère. Une insomnie rendue là, passé une certaine heure, et moi avec qui disparaît dans cet envers. Surgit enfin, après des montagnes de boucles, de creux et d’oublis, une discrète liberté, une occasion de lâcher l’ambition, l’occasion de contempler le fait d’être en vie sans le moindre décor.
L’occasion de contempler du silence.
J’ai beaucoup lu Thomas Merton ces dernières semaines, New Seeds for Contemplation, acheté cet hiver à Columbus. Un sentiment d’amitié naît de chaque ligne parcourue, où chaque phrase permet de voir l’envers – le silence, donc, dans tout ce qui est, tout ce qui advient – même sans partager sa foi, ou les mots de sa foi. Il y a cette communication de Merton à la personne qui le lit, une intimité indicible. Et plus j’essaierai d’en rendre compte, plus une séparation se créera d’avec cette expérience de lecture – jusqu’à ce que (le) je cesse de vouloir la dire. Alors elle sera là, de nouveau, de retour – jamais partie – malgré le témoignage – d’où ce témoignage – d’où les livres de Merton – amis d’insomnie.
Merton ne m’endort pas, pas plus que Pascal, encore, et ses Pensées – il faudrait peut-être que je ressorte Insomnie de Marina Tsvetaïeva, « passer sans laisser d’ombre ».
Au petit-déjeuner, il n’y a qu’à en rire avec l’autre insomniaque de l’équipe – qui a lu Pascal pour les mêmes raisons, par les mêmes fenêtres dans la nuit – puis s’organiser et filer : la voiture crache et gémit plus fort, engloutit l’huile, direction la campagne messine et si je ne peux conduire, ivre de fatigue, le trajet est joyeux – ivre, donc.
On retrouve les camarades du train en gare de Metz, franchit d’ultimes côtes dans le vacarme d’un moteur qui ne veut plus, décharge le matériel sous le soleil et son paysage, cultures et collines, bosquets et quelques arbres solitaires de bord de route, village. Ce dimanche après-midi, nous jouons de nouveau chez des particuliers.
Comme depuis tant d’années, plus c’est dur, plus c’est facile : il n’y a ni place ni prise pour la moindre tension, je glisse dans les chansons sans effort, sans essayer, d’autres dynamiques, d’autres variations s’inventent et fonctionnent. Les garçons y sont aussi, pour un public moins nombreux, mais à l’écoute aussi dense que la veille – ça porte dès qu’une personne écoute, vraiment, entend ce que l’on entend aussi en jouant – pas la chanson mais son envers.
Il n’y a plus qu’à rentrer.
Clément
PS : Choses lues, vues, entendues
De l’écoute en voiture du Rolling Golden Holy de Bonny Light Horseman (Eric D. Johnson, Josh Kaufman et Anaïs Mitchell), un disque parfait pour la route, est remonté le souvenir de la version de la chanson « Phœnix » chez Colbert par Big Red Machine, avec Anaïs Mitchell aux refrains. Qui plie la chanson découpée par Robin Pecknold aux couplets. Une personne l’a repostée sur YouTube, envers qui je ressens une gratitude émue. De Mitchell, tout n’échappe pas au milieu du chemin, mais le formidable est au-delà du formidable, et elle a écrit une comédie musicale multiprimée à Broadway, Hadestown, qui vaut le détour pour les amateur·ices du genre et les autres. La classe.
Arte a rediffusé Bouddhisme, la loi du silence, documentaire par Élodie Emery et Wandrille Lanos consacré aux violences sexuelles, physiques et psychologiques perpétrées par des enseignants bouddhistes sur des pratiquant·es et des enfants de pratiquant·es en Occident. Le film doit être vu pour les paroles des victimes, qu’il faut écouter : on y reconnaît les conséquences de relations d’emprise et d’une culture du viol que l’on retrouve dans toutes les religions. Il doit aussi être discuté pour ses nombreuses lacunes et omissions : ignorance de ladite culture du viol, assimilation du bouddhisme au bouddhisme tibétain, méconnaissance du bouddhisme tibétain qui pousse à assimiler le Dalaï-Lama à un genre de pape qui dirigerait une église, oubli du bouddhisme aux États-Unis (dont les scandales ont été abondamment documentés depuis plusieurs dizaines d’années dans les différentes traditions, pas seulement tibétaines, une documentation ignorée alors que les mêmes causes ont eu les mêmes effets), effets dramatiques, etc. Surtout, il offre une tribune à Marion Dapsance, à l’agenda catholique passé sous silence, et dont les assimilations empêchent de considérer les problèmes de fond – plus sur les biais et les limites de cette autrice dans cette entrée de blog aussi patiente que possible.
On a passé un moment lumineux en voiture avec l’album Eels de Being Dead, un disque qui sauve des ronchonchons et met du baume aux heures sombres, avant de laisser l’algorithme mixer l’ambiance à partir de « Common People » de Pulp, une heure assez fantastique de nos vies, nostalgie au placard, lutte des classes en bandoulière, le tourisme de classe ne passera pas – et les classiques instantanés se reconnaîtront – « Babies ».
Sur Pulp, l’excellent This Is Hardcore de Jane Savidge paru récemment dans la collection 33 1/3 et consacré à l’album du même titre, ne joue pas plus la nostalgie. Savidge était attachée de presse à l’époque, donc aux premières loges de quantité de choses qui n’allaient pas autour du disque crucial d’un groupe crucial – la suffisance de Peter Saville, les errances de Jarvis Cocker – que ce disque ne soit pas plus sombre est un autre genre de miracle. Restent les chansons les moins exposées à l’époque, reste « TV Movies ».
[1] Avec Garciaphone, le groupe d’Olivier Perez, qui comprend également Mocke Depret et Zacharie Boissau.