#23 bouger bizarrement
« Il est l’heure de bouger bizarrement Clermont-Ferrand. »
Autant que possible : bouger bizarrement. C’est l’heure, c’est dit, du bizarre. Notre heure. On peut dire queer, l’une des traductions, et accepter cette part, et la porter en drapeau, en joie, en politique.
Ce n’est pas moi qui le dit mais la plus belle intersection du mainstream et de la beauté de cette saison, Zaho de Sagazan, dont le concert à Europavox, à Clermont-Ferrand, est parfait pour clore une semaine et dire une communauté. Il est l’heure, il est quelques heures avant la fin du monde, guerre et canicule, il est l’heure de bouger autrement. À côté de moi dans le train du lendemain, un garçon lesté de bagues représentant des têtes de fauves et d’une chaîne épaisse autour du cou, tatouages de rigueur, regarde des vidéos de MMA entre deux envois d’emojis amoureux.
Lama Rod Owens, un lama[1] afro-américain de la tradition tibétaine, racontait dans un entretien donné il y a quelques années dans quelle mesure, parmi les cercles libéraux, ce qu’il y avait de plus queer en lui n’était plus le fait qu’il soit gay, mais sa corpulence. J’ai le nez dans Trouble dans le genre de Judith Butler et je ne peux que lire et entendre ce qu’il dit, et la normativité apocalyptique des corps configurés selon une idéologie musculeuse. Quelle est la durée de chacun de ces corps devenus œuvres permanentes qui ne souffrent pas la relâche, quelle est la durée de ces opérations ? Me viennent à l’esprit des châteaux de sable, disparus en trois vagues, de la perspective et de la tristesse.
Il y a s’entretenir et il y a s’écrire, et il y a écrire un texte recopié lettre à lettre, muscle à muscle, jusqu’à la sécheresse. Il y a la tentation dogmatique.
Bouger bizarrement : écrire sans recopier, s’écrire, empiler les chapitres dés·ordonnés suivant l’inspiration, l’envie, la nécessité, manger à la mauvais heure, s’habiller autre et ailleurs en flamboyance ou en discrétion, balancer de la pop mainstream sous perfusion Barbara et Kraftwerk – s’écouter et écouter.
Bouger bizarrement (le cadre).
Nous avons passé la semaine dans le Nord avec Garciaphone en format à trois, une tournée Bruxelles-Lille-Dunkerque, camp de base à Lille, avant la redescente à Clermont pour jouer à Europavox donc, salle maximale et remplie, cachet minimal. Ce n’est pas cracher dans la soupe, c’est une description : 80 euros net par musicien sur cette date, nous sommes quatre avec Mocke qui nous a rejoints, plus un cachet technicien pour Vincent, qui a fait notre son en façade, déjeuner et dîner au catering, pas d’hébergement. On ajoute trois jours de résidence en avril, la première pour le groupe depuis 2017, pour laquelle nous n’avons pas perçu de cachet en tant que musiciens mais avons bénéficié du déjeuner les trois jours, une résidence sur laquelle nous avons pu travailler beaucoup de choses qui attendaient de l’être. Cette semaine, nous avons gagné plus d’argent sur une tournée de trois dates organisée par nos propres moyens, pour laquelle nous avons parcouru des centaines de kilomètres et joué devant cinquante personnes le premier soir, soixante-quinze le deuxième, et une trentaine le troisième, en bénéfice net, tout en vendant beaucoup de disques les deux premiers soirs. Ce bénéfice net sera réinvesti dans un nouveau pressage après calcul, si c’est possible et à l’aide de la trésorerie antérieure, et réparti en parts entre les musiciens, sachant que nous avons tourné avec l’excellent Aurélien et son nouveau (excellent) projet Pink Teeth en première partie, un duo avec Zach (avant élargissement ultérieur à un quatuor). Une telle tournée a lieu, comme toutes les autres, grâce à des associations et des particulier·es qui nous font venir, qui nous hébergent, qui nous nourrissent, qui nous prêtent un Kangoo, qui déploient leur compétence, dans une économie qui relève du militantisme.
L’excellente colocataire de l’excellent Aurélien.
La première fois que j’ai joué à la Coopé, c’était en 2004, et je pense que certain·es des bénévoles qui nous ont accueillis à Europavox (et donc aussi à la Coopé) dimanche n’étaient pas encore né·es. J’y ai joué un paquet de fois, au moins une vingtaine au club et une dizaine dans la grande salle, en première partie, en coplateau ou en tête d’affiche, avec différents groupes et projets plus ou moins soutenus, de façon plus ou moins efficace, le soutien des musicien·nes de la région étant inscrit au cahier des charges de la salle. J’ai créé des souvenirs absolus[2] et liens durables, et dimanche il y avait aussi une émotion particulière dans la chaleur de l’accueil au catering et sur le plateau. On se sentait de retour au bled.
Il est certain que nous avons pu toucher des personnes que nous n’aurions pas touchées sans ce concert. Ce qui, en réalité, est le cas pour chaque concert, quelle que soit la jauge. C’est la base. Chaque concert est important, chaque personne dans le public de chaque concert est importante et doit être respectée, c’est avec elle que l’on joue, c’est elle qui donne du sens à ce que nous faisons, même s’il y a cinq personnes dans la salle, elles sont là. J’ai passé l’âge de croire qu’il y a des concerts plus importants que d’autres : certains peuvent nous toucher plus, parce que le bled, ou une belle affiche, ou quelque chose qui compte, ou quelque chose qui arrive, mais aucun n’est plus important qu’un autre. Ils sont tous cruciaux. Et ainsi seulement ils sont tous investis d’un sens plein et profond. Ça n’empêche pas de parfois galérer, de parfois n’en garder aucun souvenir, de parfois être écouté par une personne qui va procurer ensuite une aide minime ou décisive, mais c’est la seule manière éthique de vivre ça sans se perdre. C’est notre responsabilité. Et, avec l’expérience, ça nous empêche de couler à la première péripétie. Parce que chaque morceau de chaque concert est important.
Et c’est appréciable de pouvoir être payé pour son travail de musicien, parce que c’est du boulot, ce sont des années et des années de boulot qui vivent chaque fois que nous jouons. En contemplant notre cachet minimal[3] au milieu du barnum, nous nous sommes dits que les choses étaient à leur place, qu’elles n’allaient pas bouger bizarrement à cet endroit-là du monde malgré nos efforts, ni à cette heure ni à aucune autre, nous nous sommes rappelés quelques anecdotes[4], mais nous avons surtout pensé à aujourd’hui. Nous ne serons jamais têtes d’affiche d’un festival, mais nous doutons forts que les musicien·nes des têtes d’affiche, qui perçoivent autrement plus souvent des cachets que nous, perçoivent des cachets du même montant minimal, nous savons que les technicien·nes ne sont pas payé·es à la hauteur de leur compétence, nous savons que les bénévoles devraient être rémunéré·es en argent et pas seulement en accès coulisses, une situation à haut potentiel toxique qui favorise les relations de pouvoir et d’abus.
Lille.
Une semaine dans le Nord, ça veut dire aussi des retrouvailles qui deviennent mieux que des retrouvailles, une nouvelle étape d’amitié avec Mariangela. Elle et son compagnon Sébastien m’ont accueilli dans leur famille, j’avais une chambre et un lit, nous avions un jardin, des cafés et des discussions immédiatement engagées, des murs de livres autour de nous, une chatte sur les genoux. Elle est venue nous écouter à Lille avec son amie Isabelle de Pollyanna, une rencontre marquante avec accord dans l’humour et dans l’éthique musicale. Nous avons beaucoup ri aussi en laissant la déconstruction de lieux communs continuer d’elle-même, de café en café, de discussion en discussion. Transcription approximative parmi d’autres :
« Dès le tout début de cette relation, c’était avant #MeToo et avant que je me sache vraiment féministe, donc je n’avais pas les mêmes outils et pas la même analyse, il a voulu écrire des poèmes en s’inspirant de moi, en me prenant pour muse parce que c’était son truc, c’était sa façon de vivre ça. J’ai immédiatement ressenti un rejet viscéral et je lui ai demandé de ne pas le faire, ça m’étouffait. J’avais le besoin de ne pas être une muse, un objet, je n’avais pas d’analyse encore mais un ressenti de la violence inconsciente de cette transformation en objet. »
Il y a de quoi tirer des fils jusqu’à la Lune aller et retour un nombre incalculable de fois dans cette perspective. J’ai constaté que j’avais aussi donné dans cette objectivation lors d’une relation passée aux ressorts toxiques certains, que ça m’aidait à discerner des ressorts de la toxicité de cette relation, puis nous avons célébré l’amitié, nos imperfections et l’attention, et le fait d’apprendre.
Un matin à Clermont-Ferrand, je me suis assis à l’endroit exact où je m’asseyais il y a vingt-cinq ans quand, après avoir pris le bus bien trop tôt, j’attendais avant d’arriver à un horaire correct à la fac, un horaire acceptable. Je me posais là alors, au bord du bassin du jardin Lecoq, et je regardais les canards traverser des saisons que je ne me savais pas encore traverser de la même façon. J’avais Moby Dick sur les genoux, ou Descartes, ou Jan Patocka, Nietzsche puis Foucault plus tard, un peu de poésie, mais je ne lisais pas beaucoup, je rêvais les yeux ouverts, parfois le rêve s’éteignait et je contemplais, simplement. Je ne faisais rien de cette contemplation, j’avais trop à faire avec le reste, vivre, trouver une place, trouver l’être, alors qu’il était là et que je ne le savais pas. À quelques mètres, les ruines d’une maison où Blaise Pascal dormit.
Clément
P.-S. : Choses lues, vues, entendues
Il est difficile d’écouter de la musique convenablement en tournée, entre le bruit du moteur, la vie en communauté, les balances et les concerts, on apprécie parfois de reposer les feuilles et on ne retient pas grand-chose. Nous nous sommes tout de même ébahis, quand Sébastien a sorti Marc Seberg 1983 de Marc Seberg, devant la pertinence absolue de ce post-punk à jambes.
Le nez donc dans Trouble dans le genre de Judith Butler, plus que jamais, et qu’il faut je crois absolument lire si l’on s’en sent la capacité – le jargon s’aplanit et il y a une extrême rigueur, contrairement à ce que dit la rumeur – j’ai opéré une pause avec Cause animale et écoféminisme, un vieil article de Josephine Donovan tout juste traduit et publié dans un petit volume ouvert et fermé par Laurence Hansen-Løve, surconseillé en ce qu’il expose de façon limpide la discussion de l’éthique animale depuis l’éthique du care, et constitue ainsi un résumé précieux de leurs enjeux.
Le soir, j’ai lu Roger Munier, qui a notamment traduit Roberto Juarroz que j’avais cité il y a quelques semaines, sur cette ligne entre poésie, théologie négative et pratique, qui par des mots touche au cœur du grand silence.
L’animal que donc je suis de Jacques Derrida est sorti en poche, c’est là un autre signe animaliste et une nouvelle vie d’un grand texte qui commence, pour rappel, par le philosophe à poil sous les yeux d’un chat.
Pas de film, pas de série, mais un souvenir reçu de Zacharie : c’était il y a deux semaines, et je ne sais déjà plus si c’était il y a deux heures ou deux ans.
[1] Reçoit le titre de lama un·e pratiquant·e de la tradition tibétaine qui notamment a suivi la fameuse retraite de trois ans, trois mois et trois jours.
[2] La toute première fois de « Frozen Lake » de Delano Orchestra devant des gens, en balance dans le club, et le sentiment immédiat que ce groupe était tout autre, la première partie de Vic Chesnutt accompagné par Guy Picciotto et la moitié d’A Silver Mount Zion qui reprennent « She’s a Rainbow », celle de Bertrand Belin, hypnotisés depuis les coulisses par l’art de Tatiana Mladénovitch, la grande salle avec Kissinmas pour un set parfait qui ne nous a pas envoyés à Bourges (doublés par des dents longues qui ramasseront peut-être un jour leur #MeToo), etc.
[3] Montant minimal pour que le cachet puisse contribuer au statut d’intermittent du spectacle.
[4] Dont les cachets à vingt balles d’une structure qui vivait sur le dos des subventions et des musicien·nes. L’autre classique, depuis plus de quinze ans : « Venez faire cette première partie, mais seulement le chanteur en guitare-voix. » Super. Cela dit, l’ère actuelle favorise les solos ou duos, avec scénographie, il y a donc logique ininterrompue. Et des technicien·nes unanimement content·es de pouvoir travailler des groupes comme le nôtre, quatre personnes qui jouent sur scène, parce qu’il s’agit de leur métier à la base aussi bien que de leur passion.