Gare de Langeac, deux minutes d’arrêt.
Le Cévenol est de retour, retour de la saison des ruraux et des randonneurs, des rames modiques, des cheminots sur les quais. Retour du trajet porte à porte entre Nîmes et Clermont-Ferrand, le barda bien au chaud du début à la fin, pas de correspondance, pas de TGV et pourtant un sentiment de progrès profond – de progrès humain – de progrès vivant.
Retour des photos aussi : les deux tiers de la ligne offrent des points de vue inaccessibles sur les gorges de l’Allier. On essaie de lire, de travailler, mais d’expérience on prépare des doubles albums et des podcasts, car seules les oreilles risquent l’ennui.
Cette fois-ci, après le dernier album de Léonie Pernet dont certains codes glissent mais qui sait se faire une place pour une grosse demi-heure, c’est toujours ça, c’est Cat Power qui chante Bob Dylan. Pas de sang sur les rails, pas de chasseurs en vue, saison finie ou presque, enfin. Le dernier trajet de l’année précédente, j’écoutais un podcast avec Céline Minard quand derrière un méandre s’était révélé un cerf surpris, bondissant hors de l’eau, avant et après les visions rituelles de deux sangliers.
Il n’y avait rien à en dire. Ces animaux n’appartenaient à personne, et personne ne leur appartenait.
Cette fois-ci, j’ai vu un milan assez gros rejoindre les frondaisons. Il n’appartient à personne, non plus.
Des ravins et des gorges zigzaguent, puis aux abords des localités surgissent des jardins qui s’effilochent en quelques centaines de mètres après chaque départ, laissent place de nouveau à la géologie et à une biomasse indomptée, cette alternance sur des centaines de kilomètres jusqu’à ce que le Massif central devienne Cévennes puis que les Cévennes deviennent garrigue : le sol change, la forêt aussi, avant de disparaître, les jardins étalés aux abords des gares demeurent, aux ingéniosités parfois récurrentes, parfois locales, parfois enfin fantaisistes, individuelles.
La soirée de vendredi appartenait à Suzy.
Aux Vinzelles, notre tiers-lieu chéri de Volvic couvé par Clémence et Laure, avait lieu une soirée dédiée à Bob Dylan, à l’occasion de la sortie du dernier livre de Michka Assayas. Afin de prolonger la rencontre avec ce dernier, animée par le camarade Pierre, Suzy a organisé et coordonné un plateau de musicien·nes du coin, des suspect·es plus ou moins habituel·les, pour reprendre du connu et du moins connu du répertoire dylanien. Plus tôt dans la semaine, quand j’ai enfin sorti la tête du mariage, j’ai constaté que je pouvais participer, puisque le plan du lendemain avec Garciaphone se jouait en journée, et requérait ma présence dans la région dès la veille. Alors j’ai ajouté un harmonica au barda, avec lequel j’ai accompagné Olivier sur « One Too Many Morning », et j’ai préparé l’espace mental pour assaisonner la version d’« I Dreamed I Saw St. Augustine » par Zach d’une guitare électrique, solo déconstruit compris, ce qui était absurde et drôle vu que Zach et Clément Dempster, deux admirables guitaristes, étaient eux aux claviers. Un geste assez dylanien finalement, qui en rejoignait d’autres. À la batterie Olivier, à la basse Christophe, ça rigolait.
La soirée appartenait à Suzy donc, parce que nous jouons aux petits soldats ou aux Playmobils avec nos egos tandis qu’elle assume la charge d’organiser, de solliciter, de faire avec les défections et les demandes, les lamentations et les négligences, tout en préparant ses propres reprises en compagnie de différents groupes, différents egos, des reprises qui sont toujours impeccables et jamais célébrées à la hauteur de ce qu’elles nous font ressentir. Une charge mentale et physique. Rien n’aurait lieu sans cet activisme, et la communauté serait autre, tout autre.
C’était sa soirée, et c’était précieux. J’ai acheté Le Rêve d’un langage commun d’Adrienne Rich pour fêter ça.
Le lendemain, nous avons joué Garciaphone en trio au pied du Puy-de-Dôme, un premier set à quinze heures bien envoyé avec interplay et épure sur la lancée de la dernière tournée. Sous les arbres, sur le sol riche et jonché de feuilles, le son était surprenant, superbe, on souriait comme des gosses qui sourient, et le public aussi. Pour le deuxième set à dix-huit heures, le tonnerre a ponctué le cinquième morceau, c’était beau, la pluie a fait son entrée pendant le sixième morceau, c’était beau aussi, puis stressant, puis nous avons remballé avant de nous électrocuter ou d’endommager quoi que ce soit, avant plus tard de charger le matériel dans le Kangoo sous une attaque de grêle, trempés comme des soupes. Le temps de rentrer à Clermont, il faisait beau de nouveau.
Quand cette entrée du journal paraîtra, je serai dans un autre train direction Rennes, pour la soutenance du DU. Il s’agira de présenter nos articles libres, nos difficultés, nos choix et tout ce qui nous semble digne d’intérêt pour la compréhension de nos travaux de recherche, avant de répondre aux questions du jury. Cette présentation compte pour un quart de la note totale et elle se prépare un peu comme elle peut, toute seule, quand mon corps parvient à s’asseoir, que l’ordinateur a un reste de batterie et l’esprit aussi. Grâce à Maggie qui a tiré le signal d’alarme, des antibiotiques se chargent enfin de stopper les miasmes avant la descente jusqu’aux bronches et aux poumons, la décompensation classique d’après charrette, arrosée de grêlons pour la forme.
Une envie profonde monte, continuer et développer ce travail, parce que j’aperçois à peine ce qui infuse, l’impact profond qu’est en train d’avoir en moi l’adoption durable d’une perspective, la considération des animaux comme individus, appliquée à un sujet que je gardais éloigné de cette considération – la musique et le rapport à la musique. Copernic à la barre une nouvelle fois, qui renverse tout. Je développerai peut-être ici bientôt, peut-être pas. Les aléas, ou ce que le Dao appelle wu wei.
L’article vaut aussi en ce qu’il a été écrit et soumis à évaluation, et qu’en cela il rompt avec une difficulté certaine à achever tout cursus universitaire. Qu’il soit lisible et pertinent, c’est un autre problème et je vois bien tout ce qui a manqué, dont en premier lieu de l’application dans la gestion du temps. Une gestion cruciale si je veux à l’avenir garder de la place pour faire de considérations de surface ou de contemplations plus profondes un texte articulé, sous une forme ou sous une autre. On approche d’une nouvelle page du bullet journal sur laquelle s’inscrira une nouvelle liste des possibles, des besoins, des nécessités et des envies de l’année scolaire qui vient.
À Monoprix pour faire deux courses avant la journée de train, au rayon végétal, j’écoute la représentante pour La Vie s’entretenir avec la responsable de magasin afin de caler une opération commerciale début juillet. Les ventes sont bonnes, en augmentation constante, dit cette dernière. Sourire dans la naissance de barbe et achat de tranches de jambon végétal de la marque, en sandwich elles seront parfaites.
Nous sommes tombé·es d’accord avec Maggie, sans même en débattre, parce que cette évidence dure dans nos esprits et nos corps : notre mariage troisième du nom était bien l’un des plus beaux jours de nos vies. Et nous ne savons pas exactement comment rendre tout ce que nous avons reçu.
Nous allons faire de notre mieux. Nous avons senti à quel point malgré ou à cause de tout une belle fête était nécessaire.
J’ai fini par installer deux applications pour 1/limiter l’accès à Instagram au maximum 2/limiter l’accès à la plupart des applications distractives 3/recentrer le téléphone sur Substack 4/lire par ailleurs 5/lire 6/lire. Replonger depuis plusieurs mois dans Insta m’a permis de constater que le fomo se portait mieux, que les stories sans limite font couler le cerveau par les oreilles mais qu’elles permettent aussi de toucher, et qu’il y a donc quelque chose à faire de ça hors de la fuite pure et simple en avant ou en arrière, comme de les glisser sur Signal par exemple, Lou je te vois, de travailler sa propre forme hors du flux et de la marchandisation du soi, de rendre lenteur ou immobilité au mouvement, de rendre du silence au bruit, d’exprimer ce silence au lieu de le taire par l’illusion de notre absence.
Aussi, que l’avenir et la poésie s’écriront sans Meta. C’est politiquement et poétiquement évident.
Aussi, ce qui me gonfle sur Substack, les notes et le travail d’influence, les posts un peu creux et les selfies, les reels et vidéos, le self-branding acharné de toute personne de la culture désireuse d’être visible et cool à la fois, tout cela apparaît comme des indices de la souffrance des personnes qui s’y livrent avec vigueur dans l’espoir d’exister par ce biais, aussi bien que de la mienne quand je crois pouvoir exister séparé entièrement de ce monde et que je constate que je ne le peux pas, pas complètement. Que le renoncement ne se fait pas en dehors, mais depuis le dedans, dans le respect aussi de la diversité des agentivités. Cela ressemble à une occurrence de plus d’une pratique continue.
Et, de fait, je ne vois rien à y faire à part continuer de lire des articles en entier, d’y mettre de la discipline, comme une pratique, une attention offerte sans contrepartie et sans distinction, et continuer d’observer sans plonger, de discerner les outils du juste milieu, les outils de nouveau pour exprimer le silence et sa possibilité au lieu de le taire.
Les temps sont durs et angoissants, ils vocifèrent, je tâche de ne pas écrire directement sur les événements et les réactions premières mais de tirer pour moi des fils plus discrets, plus durables, qui me permettent de vivre avec plus de soin. Il s’agit de noter, d’observer, de contempler, sans agir dans le feu mais seulement dans l’eau ou dans l’air, dans la roche, dans le calme. C’est peut-être illusoire, mais toute pause est frappée de réalité. Wu wei, oui.
Depuis deux jours, je n’ose pas cliquer sur les titres d’articles des journaux en ligne tellement j’ai peur de ce que je sais devoir y lire. Et je regarde cette peur. Et je reprends un fil ou l’autre, avec plus ou moins de réussite. Il s’agit, toujours, de prendre soin.
Clément
P.-S. : Choses lues, vues, entendues
Après la merveilleuse Andor et sur la foi d’invitations amicales à reconsidérer la première/deuxième trilogie, le prequel, le retour aux affaires mid-1990s de George Lucas, je me suis infligé en deux jours La Menace fantôme et L’Attaque des clones. Ce qu’il pouvait y avoir de pertinent du point de vue politique dans ces films n’arrive pas à la cheville d’Andor, en revanche ce qui était déjà mauvais à l’époque a atrocement mal vieilli : direction artistique, direction des acteur·ices, filmage, montage, étalonnage numérique (sur Windows 95), scénario, dialogues, scènes d’action, casting (à l’exception de Natalie Portman), personnages numériques, décors numériques en pâte Fimo (à part l’intérieur du Sénat, majestueux mais peu utilisé), blagues, etc. Au sommet, la reine Amidala et ses soldats qui tirent de façon simultanée au pistolet harpon avant de se hisser d’une façon tout aussi simultanée à l’étage supérieur du palais de Naboo : cette scène est inexplicable. Ce n'est pas du cinéma, ce n’est pas de la télévision, on ne sait pas trop ce que c’est, et je me sens mal pour toutes les personnes impliquées quand j’imagine quelqu’un déclarer « c’est la bonne » au sujet de chacun des plans de cette scène. Comme dans la première trilogie, l’essentiel des aliens humanoïdes sont racisés à la truelle, Jar-Jar Binks a pour ressorts comiques le fait d’être maladroit, sauf qu’il est tellement mal animé que c’est invisible, et celui de s’exprimer, comme ses congénères, dans un dialecte anglo-hispanisant cringe et raciste. Et il se trouve silencié dans le deuxième film, sauf pour prendre une décision politique regrettable en pauvre d’esprit qui sert un complot cousu de fil blanc. La totale. Par ailleurs, Anakin Skywalker propose dans le même épisode une parade de séduction non seulement ridicule mais problématique, dont l’objet, Padmé Amidala/Natalie Portman, ne quitte justement qu’en deux occasions le statut d’objet, et subit un accoutrement blanc male-gaze-friendly durant le dernier tiers du film[1]. Je vais reprendre mon souffle avant de poursuivre. La seule finesse tient à un Yoda qui désamorce la séduction des bataillons de clones et de leur armement pléthorique, de leur organisation, de leur surgissement en cavalerie, par ses regrets : toute guerre est une catastrophe.
Les copaines ont fini le concert du mariage par une version splendide de « Save Me » d’Aimee Mann. Je n’ai pas encore trouvé de place durable pour un·e autre artiste depuis, à part le nouveau morceau de Big Thief.
J’ai trouvé des milliers de trésors inaudibles, et j’ai trouvé ces mots d’Adrienne Rich :
Night-life. Letters, journals, bourbon sloshed in the glass. Poems crucified on the wall, dissected, their bird-wings severed like trophies. No one lives in this room without living through some kind of crisis.
[1] L’actrice a 19 ans lors du tournage de cet épisode, et 16 ans lors du tournage du premier.
T'as eu bien de la patience pour t'infliger a à nouveau La Menace fantôme :-)
Merci merci Clément, ça me va droit au cœur :) Et je pense bien à toi pour ta soutenance !